Il me semble que c’est un jeu de patience, de patience et de dénuement.
Des morceaux d’os blanchis qu’on fait sauter dans ses mains en attendant le lendemain.

30 sept. 2008

La morsure

Il pousse un long hurlement de tout son cœur. J'arrive, je vois ma fille le pull et dedans le bras de son frère dans la bouche. Mon mari est là aussi, nous sommes tous les quatre dans le long cri qui jaillit. Je tire ma fille, elle sourit. Son père la tire aussi et l'assoit en retrait fermement. Il lui tape un peu la main en disant «non non non non non non non». Je remonte la manche et je vois la trace violacée presque percée, le sang qui affleure. Je dis moi aussi des choses en remuant la tête et je veux à mon tour taper la main de ma fille. Je le fais, elle rigole. Je me dis «bien sûr». Mon fils se calme, il regarde la marque sur son bras en tirant bien ses commissures vers le bas. Il désapprouve, il renifle. Il se sent mieux, il voudrait que ça dure : sa sœur en conséquence, ses parents solidaires, les caresses et les mots doux.

27 sept. 2008

Le terrain (encore)

Je n'en dors plus, je cherche partout. Je vois un film chinois et je m''imagine. Nous parlons du Mexique, je tente une formule. Mon mari propose la mafia russe et ses tatouages. Je me vois sans sous-titres dans des pays aux franges hostiles. Je regarde les autres étudiants dans la salle du séminaire. L'une part en Inde, elle est très chic; un autre revient du Brésil, il est fier sans trop le montrer, il dit Rio de Janeiro avec beaucoup d'accent. Un garçon explique qu'il travaille dans un hôpital psychiatrique, c'est là naturellement qu'il fera son terrain. Je ne dis rien du mien en point d'interrogation. Le professeur à la fin du cours accepte de me rencontrer à ce sujet.

Troubadour

Un soir, nous écoutons un disque de Malicorne, une chanson nous reste dans la tête, triste rengaine. Au milieu de la nuit, les enfants pleurent et toussent, nous les mouchons les recouchons «ils font l'amour sept ans, sept ans sans rien en dire, chante rossignolet». Le matin, ma fille se réveille à cinq heures malgré sa fatigue «je suis venu vous inviter pour venir demain à mes noces»; plus tard quand je monte dans l'auto «au premier tour qu'elle fait la belle tombe morte». J'arrive à l'université «il a pris son couteau se le plante dans les côtes». Sur le trottoir j'hésite à m'assoir, chanter la chanson une bonne fois pour toute, en entier avec toutes les paroles et la tristesse pour enfin me débarrasser.

15 sept. 2008

Les boules de sable

Quand nous allons au chalet de Janine et Fred, mon mari fabrique pour notre garçon des boules de sable qu'ils font glisser ensuite tout doucement dans l'eau du lac. Ça prend une technique particulière que les autres enfants de la plage observent du coin de l'oeil pour tenter de l'imiter. Moi aussi une fois j'ai essayé discrètement et je n'ai pas aussi bien réussi. Je ne réussirai pas non plus à expliquer de façon claire le geste qu'il faut pour obtenir de belles boules compactes. Si je m'efforce, je dirais qu'il faut, à un moment donné et peut-être assez vite, balancer d'une main dans l'autre la boule en formation.

13 sept. 2008

Le feu qui se ramasse

Mon fils court dans le couloir, des allers retours entre la cuisine et sa chambre. Il porte son costume de spiderman avec la cagoule. Les trous des yeux sont mal ajustés, il doit un peu tirer sur le menton pour y voir quelque chose; les trous de nez sont tout petits et pas du tout à la bonne hauteur. Pour la bouche rien, comme le vrai super il doit aspirer à travers le tissu. Elle est horrible cette cagoule. Il finit par l'arracher comme on remonte d'une apnée. Il dit qu'il est, c'est mystérieux, «le feu qui se ramasse».

10 sept. 2008

La course

Cela fait un moment que je l'observe. Je sens la crise proche. Il pousse les autres enfants, cherche les embrouilles. Les adultes lui parlent avec dans la voix l'intervention qui se prépare. Mon fils le regarde et je vois sa fascination. Je vois que tout comme moi il attend l'orage, les cris et les trépignements qui nous feront nous sentir à l'abri, bien tempérés. Finalement la mère arrive, elle ne me dit pas bonjour. Elle récupère son fils qui rue et refuse d'embarquer dans son auto. Il part en courant sur le trottoir, elle dit avec un peu de retard « bon d'accord tu fais la course». Bien sûr mon fils aussi part à courir et ça ne me plaît qu'à moitié. Je porte ma fille dans les bras et je calcule rapidement ma marge. En bas de la pente, face à nous, les deux enfants se sont mis en position. La mère lance le signal de départ. Mon fils court en tirant la langue, l'autre mère l'encourage. Il arrive loin derrière l'enfant nerveux. Ils remettent ça, redescendent la pente du trottoir, se mettent en position. Mon fils part soudain avant le signal. Il court mi-figue mi-raisin laissant loin derrière lui l'enfant fâché et son orage.

9 sept. 2008

Lecture rapide

Il y a les enfants, il y a le couple, il y a le travail. Il y a des priorités, il y a la tactique.
Une amie m'a appris la lecture rapide. Une technique précise : tu lis l'introduction, tu lis la conclusion ; tu lis la première phrase et tu lis la dernière phrase de chaque paragraphe, tu soulignes. Tu contrôles et tu évites les débordements. Il y a l'accomplissement et il y a le désir. Fragile équilibre.

7 sept. 2008

Elle comprend

Nous lui parlons. Nous lui posons des questions, lui expliquons ce que nous faisons ou ce que nous allons faire. Nous lui parlons parce que nous sommes avec elle. Et puis là, en passant je lui demande où est son chapeau, je lui demande parce qu'avec elle je pense à voix haute. Je lui ai posé une question et ça la met en route. Je la vois faire «Oh» avec sa bouche et tourner un peu sur elle-même. Je la vois voir son chapeau et le désigner et me regarder en le désignant.

3 sept. 2008

Le terrain

Le terrain est un endroit qui appartient à un anthropologue (on dit «mon terrain») ou qu'un anthropologue fabrique (on dit « j'ai fait le Mali», «j'ai fait le Nordeste»). Le terrain se doit d'être long ou régulièrement fréquenté (on dit «je suis resté X mois, X années» ou «j'y suis retourné régulièrement»). Le terrain est ou devient familier à l'anthropologue qui en devient le spécialiste, sans surplomb, intimement. Le terrain est lointain, ou en tout cas c'est mieux qu'il le soit. Prendre de la distance, prendre ses distances, revenir aux autres. Je dois trouver un terrain. Le monde est si grand et je suis timide.

1 sept. 2008

L'apprentissage

«Terminééééé» crie-t-il des toilettes. «Essuie toi tout seul» je lui réponds. Un temps. Il arrive, il est tout nu. Il se tourne, se penche et tend ses fesses, la tête en bas. «Est-ce que c'est propre?»
L'efficacité du geste m'interpelle. Comme ça ne l'est pas tout à fait, je vais chercher un peu de papier. Quand je reviens il n'a pas bougé, il est toujours la tête en bas, rouge. Il dit « j'apprends à m'essuyer maintenant».