Il me semble que c’est un jeu de patience, de patience et de dénuement.
Des morceaux d’os blanchis qu’on fait sauter dans ses mains en attendant le lendemain.

21 déc. 2010

La ceinture blanche-jaune

Je pousse la porte du dojo, je pense le mot exprès pour le comique vague du n perdu dans les douves. C'est le jour du grade les parents sont là, les enfants sur le tatami en ligne. Deux par deux la monitrice les appelle pour commencer l'épreuve. Je rejoins mon mari qui me fait signe je passe devant les autres penchée comme au cinéma. Je m'assois doucement sur le banc à ses côtés il chuchote « il va passer ». Notre garçon passe. Le moniteur lui dit « accepte la chute ». Il tape sur le sol après qu'il tombe. Il faut faire cela pour accepter ça ne s'explique pas très bien ça se voit, comme une reconnaissance du sol. Je regarde mon fils les yeux au plafond chercher le mot japonais de la prise qu'il vient de faire, la main suspendue du moniteur au-dessus de sa grille d'évaluation, celle de l'enfant vers nous dans un coucou enfantin qui échappe à la technique.

8 déc. 2010

Une promenade

Je marche dans le nouveau quartier où j'ai installé mon bureau. Je suis sortie acheter une machine à café, je prends mon temps pour regarder. Il a neigé tant et tant tout est ralenti, tout est plus étroit, les passages, les bruits. J'achète un bodum et ensuite je remonte une autre rue. Un homme déneige sa voiture, juste en chandail et une tuque. Je me dis qu'il doit travailler chez lui pour déneiger si tard, peut-être qu'il va chercher ses enfants, peut-être qu'il ne travaille pas. Une femme ouvre sa porte et déblaye son pallier du rez de chaussé, elle porte un foulard et un manteau sur un pantalon de pyjama en satin bleu poudre. Plus loin un homme est penché sur une serrure qu'il essaie de forcer, sans doute a-t-elle gelé. Une femme attend juste derrière lui. En marchant, je tourne la tête un peu pour les voir mieux, du coin de l'œil elle me voit les regarder et me suit des yeux quand j'avance. Je vois au ralenti son sourire se former et le mien en retour qui répond ça arrive, c'est pas grave.

16 nov. 2010

La collection

Sous son oreiller ce matin en faisant le lit : une poignée d'élastiques chacun d'une couleur et d'une forme différentes, on les passe au poignet, certains viennent de Boston, d'autres ont été donnés par une amie assidue; deux tout petits lémuriens en plastique dressés sur leurs jambes; un sanglier en plastique qui tient dans la main, on actionne sa tête par un piton sur son dos ; une petite boîte bleue au couvercle transparent, à peine plus grande qu'un dé; c'est la boîte des pois sauteurs du Mexique qui se transformeront en papillons à la fin de l'hiver. Je tapote l'oreiller que je replace sur la collection.

8 nov. 2010

La peau

Il y a la clôture, celle des limites qui nous encadrent et nous protègent en même temps qu'elles serrent un peu trop. Et la transmission, ce qui se donne auprès du feu dans le calme du camp bien installé. C'est la fiction que la limite rend possible, ce sont un peu de chimères mélangées nostalgiques, on peut boire avec ou se faire un troisième marshmallow. Eustache chante en karaoké «comme un légo avec du sang» dans le silence de notre écoute, Billie abdique pour ce soir son exploratoire résistance. Les cheveux brillants du shampoing avec son père, les yeux secs, nous sommes encore debout.

1 nov. 2010

La fumeuse

Je passe devant la table à pique-nique installée le long du RONA qui fait le coin de Mont-Royal et des Érables. Les employés du magasin y prennent leur pause, une cigarette et l'été le lunch, le plus souvent seuls. C'est toujours elle que je reconnais depuis deux ans, elle porte aujourd'hui les cheveux courts sous sa casquette. Une fois je l'ai croisée au rayon peinture, sa spécialité. Elle a cet air de Tom-boy que j'aime bien et qui s'accentue avec l'âge. Elle fume assise à la table ou debout tapant des pieds quand il fait froid. Nos regards se croisent à force nous ne savons plus si nous pouvons nous saluer.

17 sept. 2010

Les guèpes

ils vont voir le pommier, ils sont pieds nus ou presque. Dans l'herbe fauchée ils ne le voient pas mais ils marchent sur un nid. Ils se font attaquer. L'ami attrape la petite dans ses bras et court vers la maison, elle hurle, le frère suit derrière. Le père est dans la cuisine, il regarde l'heure, midi, il se précipite dehors. La mère sort de la grange. Je reconnais le hurlement et son urgence, je cours vers eux, je crie des questions. Il la pose devant moi, je soulève la robe, quatre ou cinq guêpes volettent encore en-dessous. Arracher la robe, trembler, compter les piqûres, ne pas paniquer, paniquer. Le frère n'a rien, il reste en retrait, l'ami est tout piqué aussi et son visage est très blanc. La nuit les guêpes attaquent encore la fillette dans son sommeil qui se réveille en criant de peur.

13 sept. 2010

Ce matin

Nous rentrons dans la cour de l'école avant la sonnerie. Il y a du monde, des petits maternelles et des presque grandes comme moi. Mon fils trace la route, je le suis de près, ma fille derrière qui disparait un peu. La voilà dans son ciré, je lui tiens la porte mais elle ne me voit pas. Je vois son visage, la tâche de dentifrice au coin de la bouche, je vois ses mains jointes qu'elle pousse au devant d'elle dans une brasse précipitée pour fendre la forêt de bras, jambes, sacs. Je vois son air inquiet, ses yeux qui nous cherchent. Je suis là, plus haut, au-dessus.

12 juil. 2010

La consultation

Je règle la note et j'attends mon reçu. Puis elle se lève. Je me dirige vers la porte elle devrait m'y accompagner. Elle reste sur place. Je comprends du coin de l'œil. Pendant notre discussion dans le bureau surchauffé elle avait retiré discrètement ses gougounes. Immobile et droite elle tente maintenant de les enfiler, en vain. Je sors pour la laisser y mettre les mains.

5 juil. 2010

La taille

Assis dans la salle d'attente en face de nous il y a nos anciens voisins. Le fils et ses longs cils délicats, le regard triste au-dessus d'un duvet de moustache, je ne le reconnais pas. Sa mère qui me faisait peur, oui. Nous ne nous aimions guère, nous sommes désormais de parfaits étrangers. Sauf que. Elle me jette des coups d'œil, elle dévisage ma fille. Elle doit mesurer le temps passé, évaluer ce qu'est devenu ce bébé que je trainais partout. Je ne peux détacher mes yeux de ses pieds qui flottent d'avant en arrière une dizaine de centimètres au-dessus du sol. Bizarrement ce détail enfantin qui la marque ajoute à son autorité.

6 juin 2010

La pluie

Il pleut il pleut il pleut. Le grand est avec son père sur le lit, la petite dort déjà. C'est la sieste je résiste. Le grand se lève pour chercher un autre livre je prend sa place. J'entends les autres qui bougent, le père et son fils crient autour d'un jeu, la petite dort, je m'endors d'un faux sommeil d'ennui. Je ne bouge pas je ne bouge pas je ne bouge pas. On vient me chercher, des enfants chauds et énervés se couchent sur moi. Je ne bouge pas je ne bouge pas. Je bouge je maugrée. Nous sortons tous sous la pluie, elle nous coule dessus enfin je sens quelque chose. Nous jouons à épervier en chasse dans la ruelle.

31 mai 2010

Le feu

La forêt brûle dans le nord. Cette nuit je me réveille avec toute cette odeur de feu rendue jusqu'à nous. Je cours dans la chambre des enfants. Tout va bien. Ça vient de plus loin je me souviens ça vient du nord, de cette forêt qui brûle avant que nous ne l'ayons vue. Ce soir dans les rues planent à nouveau les traces de l'incendie et les cendres font comme une lumière d'orage.

27 mai 2010

La nuit

Nous avons bu nous buvons encore. À un moment on nous remplace un peu le vin et la bière par du thé. Alors il faut partir. Dehors la nuit est chaude et douce. Non, dehors c'est un peu cru et le cadenas résiste dans le noir. Nous essayons de pédaler droit sous les yeux des amis qui font babaye du balcon. Tourner à gauche en danseuse comme si c'était facile. Puis la chance souriant aucun des deux encore tombés la hardiesse vient et nous filons dans le parc dans le noir. Je lui crie de devant la forme que prend la route sous mes roues : virage à droite ou en épingle, bosse. Tout change au dernier moment mais nous sommes des animaux bien aiguisés.

20 mai 2010

L'humeur

Il est sombre, je lui caresse la tête en marchant. Qu'est-ce qui l'encombre si ça l'encombre? Dans la cour de l'école un plus petit court vers nous et goguenard lui lance PISTACHE. Mon fils à peine le regarde et continue son chemin blasé. Je suis mèche courte ce matin, je m'arrête je fixe l'enfant. Droit dans ses yeux deux fois j'articule froidement, EU-STACHE. COMPRIS ? L'enfant intimidé baisse la tête. J'enrage, contre moi contre les autres qu'on ne comprend pas, qui comprennent rien.

12 mai 2010

Le camp

Je fais son sac. Je glisse au fond tout ce que je sais qu'il ne voudra pas, je ne sais pas me résigner : la salopette en ciré jaune et le pantalon en moumoute polaire bleue. Je suis rassurée. Je l'attrape pour lui expliquer la distribution de ses effets : les slips dans la petite poche du haut et là tu vois c'est pratique ... il n 'écoute pas ça se voit, il veut faire de la corde à sauter, non il est tard. Je le regarde ne pas se résigner et balancer la corde doucement dans son dos.

7 avr. 2010

L'étreinte

Je passe en vélo devant une autre garderie, celle où nous voudrions bien mettre notre fille, plus proche de la maison, plus nouvelle. Je ralentis, je veux y aller pour vérifier l'avancée de la liste d'attente. Une femme marche sur le trottoir devant la bâtisse, elle lève la tête vers les fenêtres du premier, elle cherche un visage qui tarde à venir. Elle marche à reculons, semble se résigner mais regarde encore, ah oui il est là, un enfant derrière la vitre, on ne voit que son nez ses yeux son front ses cheveux qui dépassent. On voit aussi qu'il lui sourit. Elle lui fait des petits babayes en revenant sur ses pas, soulagée. Elle lui envoie des baisers je crois mais ça je ne le vois pas, j'accroche mon vélo je dois regarder le cadenas. Quand je lève les yeux, elle a ce geste qui me touche et que je n'aurais jamais pensé faire: elle se sert dans ses bras, ses bras à elle, en le regardant lui là haut à qui elle destine cette étreinte maternelle. Elle reste à se bercer comme cela en le regardant. Elle finit par relâcher ses bras, partir à reculons puis se détourner vraiment. Je pars dans la direction opposée, par solidarité je ne me retourne pas pour la regarder encore.

16 mars 2010

En polaroïd

Je suis loin d'eux, nous faisons du skype. Mon fils est excité, nous parlons nous nous taisons en même temps, des feintes de coquettes. Je regarde le père, je regarde le fils, je rigole pour un rien. Avec son sous-pull en acrylique un peu brillant et son jean ajusté, mon fils a l'air d'une autre époque, venu tout droit de mon enfance.

15 mars 2010

C'est elle, c'est moi

Nous sommes au restaurant, elle est debout sur la banquette à mes côtés. Je suis tendue, peur d'une crise, d'une chute, d'un bris, d'une tâche. Ma grand-mère et ma mère sont en face de nous, absorbées dans le spectacle de la petite. Les crêpes arrivent, ma fille s'assoie, elle aime, je me détend. Et puis nous parlons, je raconte une histoire de nos vacances, la piqure d'un scorpion qu'on sut mortelle à laquelle mon mari réchappa heureusement. Ma fille écoute en mâchant sa crêpe. À la fin de l'histoire, elle la reprend en changeant les personnages et leurs places. Oui c'est elle qui s'est fait piquer, le scorpion était dans son maillot de bain, elle a eu mal, elle a pleuré, elle a appelé sa maman, son papa a tapé sur la bête avec sa chaussure à elle. Elle roule des yeux pour nous convaincre, hoche la tête approuve à nos exclamations d'horreur simulée, oui oui, terrible.

4 févr. 2010

Le travail

J'ai commencé un projet, c'est sur le travail, c'est mon travail.
Dans le titre, que j'ai cherché longtemps, il y a cette idée du travail et aussi la phrase «on est au coton». Je poursuis par là le film de 1970 de Denys Arcand et je file aussi l'expression : «on est au coton» pour «on est à bout». L'envers de «être élevé dans la ouatte». Les deux parlent de matière, celle qu'on accumule, celle qui nous manque, j'aimerais parler de la forme que prend l'écart entre les deux.

31 janv. 2010

Les lunettes

Elle nous regarde. Nous sommes couchés sur le lit, nous essayons d'avoir la paix. Elle approche son visage des notres. Elle aime nous voir les deux en même temps, son regard passe de l'un à l'autre, elle rit comme elle fait, la bouche grande ouverte la tête en arrière. Elle dit «Billie pas de lunettes», elle le prouve en se pinçant le dessous des yeux pour y enlever ce qui n'y est pas. Pas encore.

21 janv. 2010

le titre et le goût

Je prépare quelque chose, quelque chose à quoi je ne trouve pas de titre. Quelque chose que je ne peux pas commencer donc. Je souffle je sautille je m'échauffe devant la porte fermée du projet. En attendant, je suis assise à la table de la cuisine je cherche des titres que je rature. J'aime parfois une minute, la main presque va commencer, couper le ruban et entrer. Mais je retiens mon geste et j'ai raison, la minute d'après je n'aime plus. Mon fils vient jouer à côté de moi avec une fausse DS dollarama, un jeu cheap électronique en forme de cellulaire qui défile un tetris avec des pouits sonores. Il joue à jouer, concentré hypocrite, un regard parfois glissé de derrière son petit jeu de plastique. J'ai des problèmes de titres mais je ne suis pas aveugle. Il se rapproche, je me déconcentre. Bon. Tu me le montres ton jeu?

19 janv. 2010

La une

Le 18 Le Monde n'en fit plus sa une; le 19 c'est le New York Times qui se détourna un peu.
La politique intérieure reprend le dessus. Au Canada, je ne sais pas, je ne lis pas les journaux canadiens. Les oreilles des enfants sont grandes comme ça quand nous en parlons mais ne posent pas de questions, les images par les mots évoquées ne rentrent pas dans leur quotidien.
J'ai eu envie de boire beaucoup et de manger souvent pour compenser toute cette angoisse en béton armé.

6 janv. 2010

Le courant

Installons une lumière vacillante par pièce utile : une dans chaque chambre, une dans la salle de bain... pas la cuisine ? non on sort de table! La cuisine reste dans le noir, éclairée assez par la lumière du dehors que la neige diffuse. Attendons le courant qui ne revient pas, éteignons ce que nous pensons allumé s'il revient et que nous dormons. Et comme nous nous abrillons en conspirateurs dans cette calme cabane, tout à coup tout est de nouveau déjà là. Nos yeux surpris, et le frigo et l'imprimante et l'ordinateur et le radio réveil reprennent leurs droits, tout cliquetant d'indignation.

La panne

Après coup j'ai oublié ce que j'étais en train de faire. Quel geste la noirceur avait arrêté. C'est moi qui ai sorti les bougies je suis assise en face du tiroir où nous les rangeons, ma main n'a pas eu beaucoup de chemin à faire. J'ai aussi trouvé le briquet, je suis la seule qui fume, encore un peu encore assez pour me souvenir la main dessus - déjà - voici le briquet. Une à une j'ai allumé les bougies et les visages des enfants à hauteur de mes coudes le regard fixe. À la troisième il a compris que la quatrième n'y changerai plus grand chose. J'ai continué et je me suis souvenue de Goethe qui dans son théâtre réclamait « de la lumière, plus de lumière » quand plutôt l'ombre lui manquait.